« Il existait donc au début plusieurs recueils de Coran, tout comme il y avait plusieurs Évangiles. Le recueil d'Abu Bakr/'Umar était tenu à Médine, alors qu'en Syrie, les gens de Damas suivaient le recueil de Ubayy, ceux de Hims, celui d'Al-Miqdâd. En Irâq, les gens de Kûfa utilisaient le recueil d'Ibn Mas'ûd, ceux de Basra le recueil d'Abu Mûsa [At-Tabari, Jâmi' Al-Bayân, t. I, n° 59, p. 60, Al-Ma'ârif.]. Chaque communauté musulmane avait son propre recueil du Coran, tout comme chaque communauté chrétienne, au début du christianisme, avait son propre Évangile. Ces premiers recueils du Coran, tout comme les premiers Évangiles, différaient en contenu les uns avec les autres, comme avec le recueil officiel promulgué plus tard [Cf An-Nadîm, Kitâb Al-Fihrist, éd. Flügel, p. 26-27 ; Ibn Abi Dâwûd, Kitâb Al-Masâhif, éd. Jeffery, Brill, p. 50 ss. ; As-Suyûti, Itqân, t. I, p. 75 ss., éd. M. Tawfîq, Le Caire, 1935.]. Le recueil d'Ibn Mas'ûd notamment ne portait pas en tête, d'après certains témoins, la sourate Al-Fâtiha (ouverture du Coran), et comportait en tout 110 sourates, contre 114 canoniques. Par contre, le nombre des sourates dans le recueil de Ubayy s'élevait à 116 [An-Nadîm, Fihrist, éd. Flügel, p. 26-27.]. »
« Par ailleurs, Ibn Mas'ûd, l'un des dirigeants du parti des mustad'afîn [des « faibles »] qui s'opposèrent au régime de 'Uthmân, refusa de livrer son recueil pour être détruit. Ibn Mas'ûd s'exclama en public : vous m'ordonnez de suivre la lecture d'autres personnes, alors que j'ai reçu directement du Prophète soixante-dix sourates ; les compagnons du Prophète savent que je suis le plus savant d'entre eux en ce qui concerne le Livre d'Allâh. Tous les compagnons se turent, personne n'entre eux n'osa le contredire [Muslim (m. 261-875), Sahih, par Nawawî, t. XVI, p. 16, Misriyya.]. La tradition rapporte en effet qu'Ibn Mas'ûd est le plus docte en Coran [Al-Bukhârî, Sahîh, par Karmânî, t. XV, n° 3515, p. 26, n° 3561, p. 48, t. XVIII, n° 4679, ss., p. 16 ss., Le Caire, 1937.]. Le Prophète lui-même a recommandé, à qui veut lire le Coran tout frais comme il l'a été révélé, de le lire selon la lecture d'Ibn Mas'ûd [Ibn Hanbal, Al-Musnad, éd. Shâkir, t. I, n° 35 et 36, p. 34, n° 175, pp. 175-176, n° 265, p. 265, 3e éd., Le Caire, 1949, Al-Ma'ârif.]. Ibn Mas'ûd recommanda à ses compagnons de cacher le recueil et de le conserver en secret, afin de comparaître devant Allâh avec cet acte louable, le jour du jugement. Le recueil d'Ibn Mas'ûd devint ainsi un Coran apocryphe. Ibn Mas'ûd fut destitué de ses fonctions, tout comme Marcion fut expulsé de l'Église de Rome. Par la suite, Ibn Mas'ûd fut privé de toute ressource pour qu'il meure de faim ; mort, il fut enterré de nuit [Ibn Sa'd, Tabaqât, t ? III.I, p. 113-114, Brill.]. Avec le temps, les recueils apocryphes du Coran sombrèrent. Actuellement, il n'en reste que des passages disparates cités par divers auteurs anciens [Cf. Ibn Abi Dâwûf, Kitâb Al-Masâhif, p. 50-92, éd. Jeffery ; Kitâb Al-Mabâni, préc. , p. 78-133.], tout comme il en fut de l'Évangile des Égyptiens ou de l'Évangile de Marcion. »
« Il a fallu quatre siècles pour qu'un Canon unifié pût s'imposer à une fraction de chrétiens, reléguant les autres écrits dans l'ombre des apocryphes. Il en faudra autant pour que le recueil de 'Uthmân pût éclipser les recueils primitifs. L'unification dans les deux cas fut le résultat, non d'une conviction délibérée, mais bien l'issue de luttes acharnées entre les diverses communautés chrétiennes ou musulmanes, au cours desquelles les communautés plus faibles furent submergées, telle l'Église marcionite ou les sectes musulmanes. »
Source : AL-ASSIOUTY S. A., « Recherches comparées sur le Christianisme Primitif et l'Islâm Premier. Théorie des sources : Évangiles et Corans Apocryphes, Logia et Hadîths Forgés », Letouzey & Ané, Paris, 1987, pp. 37, 44-45, 43.