Mohammed16 a écrit:Quand on ne lit que du Maxime Rodinson , il n'est pas étonnant qu'on demeure dans l'incertitude .
Oh non, pas tant Maxime Rodinson qu'Henri Lammens, surtout. Vois par toi même les quelques notes que j'ai pu tirer de sa lecture :La chronologie de la sirah semble bien avoir été l’œuvre du jeune empire, rédigeant biographie et compilant hadiths que du prophète même ou de ses compagnons. Ceux-ci n’ont guère semblé attentifs à l’importance d’une chronologie : elle est par contre bien plus le fruit des besoins d’une communauté qui se construit une orthodoxie. Par ailleurs, les anciens arabes étaient plus intéressés par les saisons comme mesure du temps que par les années, ou encore par les jours et les nuits comme le Coran en témoigne via l’observation fervente mais naïve de la nature. « Il semble difficile de le nier, le calcul par années ne fut pas familier aux anciens Arabes ; de la division du temps, ils ont surtout retenu la plus petite. » (p. 226).
La chronologie de la sirah semble être liée à une arithmologie parallèle/symétrique. Khadija aurait ainsi eu 4 filles et 4 fils, Aïcha 9 ans de mariage et de non-mariage à la mort du prophète, 10 ans de prédications mecquoise et 10 ans de prédication médinoise, 70 morts et 70 prisonniers à Badr, 70 musulmans tombés à Uhud etc. « Dans la chronologie prophétique », écrit ainsi notre auteur, « on découvre partout des procédés analogues et l’influence des chiffres symétriques. » La seule donnée qui paraît historiquement acceptable sont les dix années entre l’hégire et la mort du prophète.
La période mecquoise et pré-mecquoise est entourée de ténèbres et d’ombres, élément expliquant assurément le choix de la date de l’Hégire pour fixer le départ de l’ère islamique plutôt que la naissance inconnue et sujette à caution du prophète. La naissance de Mahomet est affirmée se situer vers l’année de l’éléphant (dépendance possible avec K 105, 1), sans plus de précisions. Un certain flou chronologique y demeure de l’aveu même de la tradition musulmane : « Un Abrégé anonyme de la Sîra », écrit ainsi notre auteur, « résume ainsi les diverses opinions : « Le Prophète serait né en cette année-là même, 50 jours ou deux mois après le départ de l’Eléphant, ou encore 10, 15 ou même 20 ans plus tard. » Faiyoûmî mentionne également une opinion, admettant dix années d’intervalle entre les deux événements. Cela nous donne une marge considérable. » Le vers de Sirma, dont la paternité n’est pas plus assurée que l’existence de son auteur, « Il séjourna parmi Qorais, prêchant pendant quelques dix ans, essayant de trouver un croyant, un compagnon » fut adapté par chaque biographe selon le système chronologique qu’il avait mis en place, rajoutant ou rétrécissant de quelques années la période en question. Ainsi, un hadith remontant à ibn ‘Abbas parle de 15 ans de vocation, tandis qu’un autre évoque 8 ans. Il faut donc croire que les dix années de la période médinoise créèrent assurément par procédé symétrique les dix années de la période mecquoise. Les quarante ans restant sont le fruit de spéculations exégétiques coraniques telles que : a) K 10, 16 où l’omor est interprété comme valant 40 ans et la particule « auparavant » comme renvoyant à la période pré-mecquoise b) K 48, 15 où l’âge de la maturité intellectuelle et spirituelle est affirmé être 40 ans.
Ainsi, l’âge de Mahomet apparaît avoir été calculé à partir de trois éléments : les 10 ans de Médine, le vers de Sirma (certains auteurs, tels ibn ‘Abas, avouent leur dépendance face au poète, cf p. 230) et le terme ‘omor de K 10, 16. La période prophétique a été divisée en deux parts strictement égales ; et la période pré-mecquoise apparaît être le double du résultat obtenu. C’est ainsi que les plus anciennes biographies du prophète (ibn Ishaq/Hisham) fournissent très peu de repères chronologiques pour dater la période mecquoise, montrant par là leurs incertitudes en la matière ou leur ignorance, et se contentent de repères généraux : avant/après la vocation ou l’émigration en Abyssinie. Les biographies postérieures et plus tardives introduisirent des précisions chronologiques dont la valeur est plus que douteuse.
Pour Lammens, on a ajouté une dizaine d’années à l’existence du prophète. La longévité des compagnons du prophète semble bien appuyer cette thèse : on a avancé leurs naissances pour qu’ils puissent témoigner des faits merveilleux (étoile du prophète, etc), mais ils survécurent longtemps à Mahomet au point d’en faire des centenaires/nonagénaires. Nombre de traditions semblent ainsi plus naturellement rajeunir son âge (voir pp. 235-237) : l’une d’entre elle lui fait débuter son apostolat à l’âge de vingt ans.
Pour Lammens, la sirah doit sa naissance à l’exégèse coranique. Les traditions qui s’y rapportent, concernant le prophète, la révélation sont le développement apocryphe du Coran. Certaines traditions se réclament de la dépendance au texte coranique : ibn ‘Auf et le récit de Badr, Aïcha et les Samail. « La Tradition n’a jamais travaillé au hasard mais toujours en vue d’une thèse déterminée. C’est une tâche réservée à la critique de découvrir graduellement ces thèses ou tendances particulières. » ( cf p. 232) Il ne faut toutefois pas tout rejeter en bloc, mais faire le tri. « Au lieu de renverser la lourde construction élevée par la Tradition, contentons-nous de la démonter pierre par pierre, pour examiner la valeur des matériaux employés. Opération fastidieuse, mais indispensable ! », p. 249. La Tradition s’est inspirée du Coran mecquois, laconique et poétique, pour développer « une masse d’événements, où le manque de témoignages directs et authentiques se fait vivement sentir. » (p. 241). Les visites aux foires voisines de la Mecque sont-elles ainsi le fruit d’une interprétation exégétique ? On est en droit de le penser, cf K. 42, 7.
Lammens retrace une histoire de la Tradition : « Celle-ci [la sirah] doit sa naissance non à la curiosité historique – un sentiment étranger aux Arabes – mais à l’exégèse qoranique. Cette dernière a tout d’abord occupé les premiers musulmans. Ils ont eu à cœur d’établir le sens des versets du Livre, devenu le code de leur vie religieuse et politique. La masse d’allusions, contenues dans le texte sacré, a donné naissance à une floraison d’anecdotes, d’autant plus exubérante qu’on s’éloignait de la génération contemporaine des révélations. Dans le Qoran (68, 4) Allah dit à Mahomet : « Tu as un grand caractère. » A cette expression nous devons la vaste bibliothèque des Samâ’il, pour nous contenter ici de cet exemple. Ce travail exégétique accompli, on se trouva avoir collectionné quantité de faits relatifs à la personne ou aux gestes de Mahomet. Collection volumineuse, assurément, mais d’une authenticité discutable, par suite des préjugés ayant déterminé son origine. L’idée vint alors de réunir à part les sections narratives, de les ranger sous certains chefs, de façon à obtenir un récit suivi. Il en est sorti le Kitâb al-Magâzi ou des campagnes de Mahomet. Pour l’islam, religion militante, il présentait un intérêt capital ; dans le Qoran les allusions abondaient et les souvenirs étaient relativement récents. L’influence de l’Evangile fit faire un nouveau pas. Mahomet et les premiers Compagnons s’étaient figuré le Nouveau Testament comme un recueil de lois, dans le genre de la Thora, ou de sourates, rappelant celles du Qoran. En apprenant à connaître l’Evangile de près, leurs successeurs, les Tâbi’is, découvrirent un récit des actions, une véritable vie du Christ. A leur tour, ils voulurent posséder la Sîra de Mahomet. Pour l’obtenir, ils élargirent le plan des Magâzi ; ils l’enrichirent des innombrables anecdotes, réunies par les exégètes sur la période mecquoise et sur celle de Médine, non encore utilisées dans les Magâzi. Voilà comment s’élabora la Sîra : œuvre d’inspiration exégétique au lieu d’être une histoire dans le vrai sens du mot ; compilation extraite des tafsîr qoraniques et non pas composée sur documents réunis ad hoc. De cette origine la trace est demeurée. Fréquemment, une attention ordinaire suffit pour reconnaître le fil exégétique, reliant ces hadit isolés au « Livre d’Allah »., pp. 246-247.
Source : LAMMENS Henri, « L’âge de Mahomet et la chronologie de la sîra », in « Journal Asiatique », t. XVII, 1911, pp. 209-250.