12.06.12
„Les gens crèvent de faim“ Depuis
de nombreuses années, la société civile se mobilise contre la mise en
place d’accords de libre-échange entre l’Union européenne et les pays
africains notamment, appelés APE (Accords de Partenariat Economique). En
2008, Christiane Taubira avait rédigé un rapport très critique envers
les négociations APE. Aujourd’hui, elle est Ministre de la Justice.Lettre ouverte à Madame Christiane Taubira, Ministre française de la Justice.
Madame la Ministre,
Vivant au Burkina Faso depuis 1965, j’ai participé en 2004 à la mise
en place d’une coalition dénommée : „Pas d’APE sans Souveraineté
Alimentaire“. Nous voulions manifester par là notre refus de négocier
des Accords de Partenariat Économique avec l’Europe, sans un préalable :
la reconnaissance du droit de Souveraineté Alimentaire.
De votre côté, le 16 juin 2008, vous avez remis votre rapport sur les
Accords de Partenariat Économique (APE) au Président Sarkozy. Rapport
qui a pour sous-titre : „Et si la Politique se mêlait enfin des affaires
du monde ?“1 À cette occasion, interrogée par la presse, vous avez dit :
„Les gens crèvent de faim !“
Vous avez eu raison de vous indigner. Vous avez fait comprendre que
répondre à la faim en Afrique (et dans les Caraïbes et le Pacifique) par
des accords de libre-échange qui vont enrichir l’Europe, c’est tragique
et indigne. Vous avez dit (et je vous en remercie), en parlant des
participants au sommet mondial de la FAO à Rome en juillet 2008 : „Ce
sont des gens confortablement installés dans leur bulle, qui font des
discours, mais rien de sérieux. Il ne s’agit plus de débloquer des
enveloppes d’aide alimentaire. Même la Banque mondiale et le FMI
débloquent aujourd’hui des enveloppes. Pendant 25 ans, ces institutions
ont foutu les pays du sud à genoux, avec leur politique d’ajustement
structurel, et aujourd’hui, elles donnent des aides d’urgence. Il faut
arrêter de se foutre du monde. Les gens crèvent de faim !“
Merci pour votre indignation. Mais l’indignation ne suffit plus.
Aujourd’hui, la situation en Afrique de l’Ouest est pire qu’en juillet
2008. Ce matin encore, j’entendais sur les ondes de R.F.I. (Radio France
Internationale), à propos du Mali : „Ce n’est pas que les vivres ne
parviennent pas dans les villages. Mais les gens n’ont pas d’argent pour
se les procurer.“ Il faut trouver une nouvelle voie.
Aujourd’hui vous appartenez à un gouvernement qui peut se faire
entendre dans le monde entier. Aujourd’hui, vous appartenez au nouveau
gouvernement de la République Française. Merci de transmettre votre
indignation (et votre rapport !) à tous les membres de votre
gouvernement, et notamment au Ministre de l’Agriculture et de
l’Agro-alimentaire, M. Stéphane Le Foll, et au Ministre délégué aux
Affaires étrangères, chargé du Développement, M. Pascal Canfin.
Non, l’indignation ne suffit plus. Aujourd’hui, vous êtes du côté du
pouvoir. Aujourd’hui, la question de la faim, et donc la question de
l’Agriculture et de l’Agro-alimentaire, est devenue mondiale. Elle est
aussi une question de justice. M. Hollande, nouveau Président élu,
s’exprimait ainsi, le soir de son élection : „Le 6 mai doit être une
grande date pour notre pays, un nouveau départ pour l’Europe, une
nouvelle espérance pour le monde“. Le nouveau Président et votre
gouvernement ne peuvent prétendre redonner espoir au monde entier, sans
donner espoir à ceux qui ont faim partout dans le monde.
Vous avez également été à l’origine de la loi du 10 mai 2001 „tendant
à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime
contre l’humanité“ où l’article 1er déclare : „La République française
reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite
dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à
partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan
Indien et en Europe, contre les populations africaines, amérindiennes,
malgaches et indiennes, constituent un crime contre l’humanité.“ Je vous
en remercie.
Mais savez-vous que le 19 mars 2012, le gouverneur de la banque
centrale du Nigeria a déclaré : „l’APE est un second esclavage !“
Comment croire, en effet, la Commission Européenne lorsqu’elle assure
que des pays qui n’ont pas réussi à se développer malgré 35 ans de
protection avec libre accès au marché européen, arriveront soudain à
sortir de la pauvreté lorsqu’ils seront ouverts à 80 % aux exportations
de l’Europe ?
Aujourd’hui, il est urgent de chercher une autre voie. Cette voie,
comme vous l’avez écrit vous-même, devrait être construite sur le droit à
l’alimentation et la souveraineté alimentaire.
Je conclus en citant un passage de votre rapport : „Un Droit
international méticuleusement tressé autour du droit à l’alimentation
pour les peuples et les personnes : tel est l’acte de civilisation qui
prouvera que nous sommes entrés dans ce millénaire, délestés des
barbaries séculaires.“
Je vous prie d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de ma très haute considération.
Maurice Oudet est Président du SEDELAN.
(1) http://www.christiane-taubira.net/media/Rapport_Taubira_APE_2008.pdf
http://astm.lu/%E2%80%9Eles-gens-crevent-de-faim/